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Johary Ravaloson
26 août 2003

Tany fady II (Terre interdite), Tananarive, 2003

<p><p>PADAR A TANA</p></p>

L'art contemporain est un art pas forcément fait par des contemporains mais qui ouvre à des médias autres que ceux creusés par les anciens. En d'autres termes, c'est la forme d'expression et ce que l'on exprime qui changent et non la nécessité de création de l'artiste ni l'effet caractéristique de l'art qui est d'émouvoir la sensibilité de l'homme. Une société en ébullition comme celle de Madagascar ne saurait donc ne pas produire d'art contemporain. C'est l'œil pour le distinguer qui manque.

 S'il est un lieu commun de dire qu'il n'y a pas d'art à Tana, il est sûrement conforté par ce fait qu'il n'y a personne faisant fonction de critique d'art. Certes, sa propre satisfaction devant l'œuvre accomplie peut satisfaire l'artiste : il est le premier juge de son travail (il n'a pas intérêt à tricher avec lui-même s'il veut continuer à créer) ; les réactions suscitées - pourvu qu'elles existent - peuvent gratifier son amour propre : positives, elles tendraient à faire croire qu'il est dans le courant du moment ou le précède de peu, négatives, elles l'inciteraient à penser qu'il a encore des progrès à faire ou qu'il rentre dans la longue liste des artistes incompris par leur temps. Néanmoins, notre société en ces périodes d'incertitude a besoin de vérité établie, le marché notamment veut fixer un prix à l'art ("Est-ce que vous êtes côté ?" interroge souvent l'amateur anxieux). Il paraît donc nécessaire qu'il existe quelqu'un pour dire la valeur de l'œuvre, c'est-à-dire sachant lire les signes établis par l'artiste, justifiant ses prises de positions conceptuelles relativement à l'environnement de l'œuvre et à l'histoire de l'art et appréciant la perfection formelle de l'acte artistique et le résultat. Devant l'inexistence indubitable de ce précieux médiateur culturel, je vous prie de me suivre dans un jeu de dédoublement (un dédoublement de mon je) pour démontrer … que j'existe (en toute bonne foi dans mon propre arbitraire, je ne peux, étant participant à une œuvre collective, que proposer d'apporter une critique à propos de mon propre travail, ce faisant, établir que c'est de l'art, et que, par conséquent, ergo sum).

tany_fady_II

 

Voici donc, une critique de l'œuvre Tany fady II de TsyKanto.

L'œuvre est une installation. C'est un premier indice de "contemporanéité". Elle n'utilise pas les moyens traditionnels d'expression artistique que sont la peinture ou la sculpture. Ma nécesssité demeure néanmoins d'exprimer les choses, qu'elles soient très personnelles ou des non-dits sociaux qui pèsent sur moi. La différence, c'est que mon travail repose surtout dans l'exposition des choses et non pas seulement dans la réalisation de choses originales. Au départ, l'œuvre est composée d'une motte de terre rouge surmontée de trois bucranes de zébus, devant laquelle est étalée une natte ordinaire, le tsihy tissé d'herbes sèches. La lecture pour tous Malgaches et peu ou prou malgachisants est très facile mais néanmoins pose question. La terre est de la belle latérite bien de chez nous, "l'île rouge" disent les gens de l'extérieur pour désigner Madagascar. Les bucranes de zébus évoquent le hasina, le sacré : les zébus représentent l'intermédiaire idéal entre les vivants et les ancêtres, entre les hommes et Zanahary, le Créateur. On les immole dans les grands moments rituels (certains enterrements, retournements des morts, cérémonie du bain royal, bains des reliques, etc.), on en partage la chair à l'assistance et on laisse les bucranes sur les lieux pour témoigner du sacrifice, du sacre. Tany fady II est littéralement la Terre interdite ou sacrée.

Le tsihy vide cependant veut induire chez le public une attente. Ordinairement, on l'étale pour s'asseoir, manger ou se coucher. Dans les moments exceptionnels qu'évoque la présence des cornes de zébus, on peut y enrouler les morts, disposer les lots de viande que les assistants ramènent chez eux à la fin d'une cérémonie. Ici, il n'y a rien. Ce qui préfigure une invitation à s'asseoir, à voir venir, en tout cas une évolution.

Le travail à ce stade est effectivement inachevé. C'est un deuxième indice de "contemporanéité". Par opposition, l'art classique est figé - ou, si l'on veut un terme moins négatif, immortalisé - dans un état définitif pour l'éternité. La durée est un critère de l'ancien temps : voyez les pyramides, la technique de l'huile sur toile… Alors que Tany fady II se veut poussière, retourner à la poussière. C'est une œuvre éphémère. Le temps est pris en compte dans l'œuvre, je n'essaye pas de l'ignorer ni de l'abolir.

En toute liberté, l'artiste du contemporain peut agir pour faire évoluer l'état initial de l'œuvre : par une "performance", l'action de l'homme dans une exposition plastique. Là encore, l'art contemporain marque sa différence. Il peut faire intervenir plusieurs disciplines sans souci des classifications : cela peut être de la danse, de la musique, du théâtre… En l'occurrence, une petite histoire fut mise en scène avec l'aide de Ricky (chants et percussions), de Richard, Njaka et Sophie (pour la narration), lors du vernissage de l'exposition sous les arcades du CCAC. Une volonté pédagogique m'animait pour initier le public de la rue à mon travail. Les chants de Ricky (SoanalaAia lakilé, la perte du sens, et à la fin Tany fady) ainsi que la narration de mes trois autres compères accompagnaient mes gestes sacrilèges de partage de la terre (on dit couramment à Madagascar taninjanahary, tanindrazana, litt. la terre du Créateur, la terre des ancêtres, elle ne s'approprie pas, ne se partage pas, ne se vend pas). Des signaux forts ponctuaient la scène d'un partage inégal et aidaient à la compréhension de l'installation achevée : l'enlèvement du lambahasina tradfitionnel dans lequel j'étais drapé au départ,  du sacré symbolisé par les bucranes et leur remplacement par des fils barbelés. évoquant les lamentations de la terre.

Au final, on peut donc voir une motte de terre largement entamée, par endroits on en aperçoit l'ossature, des morceaux de roches, enfouis ; à côté, sur mon lamba jeté par terre gisent les bucranes abandonnés et devant, sur la natte, sont étalés des tas de terre de volumes inégaux dont les plus grands sont surmontés de fils barbelés. La composition reste "esthétique" à cause des matériaux utilisés, de l'alignement agréable à l'œil des tas de terre. Elle pose néanmoins question au référent culturel malgache. La disposition rappelle en effet celle du partage de la viande de zébus sacrifiés mais s'y oppose par le résultat largement inéquitable et surtout par la matière partagée. Qu'est-ce que je veux réellement représenter ? Pourquoi la terre ? Est-il possible de sacrifier la terre ? La morceler ? La vendre ? Pourquoi l'inégalité ? Qu'est-ce que je propose comme solution ?

tany_fady_II_d_tail

Je suis tellement submergé de questions par des gens passionnés et avides de réponses que j'évite de rester trop longtemps près de mon installation quand je passe au CCAC. C'est des questions très contemporaines certes mais très vieilles aussi. Pour en revenir à celle posée plus haut, Tany fady II, est-ce de l'art ?

Vonjiniaina traduit "art contemporain" par kanto ampiray, littéralement "l'art pour unir". Avec l'homme de la rue auquel je ne disais pas bonjour, j'eus des conversations passionnantes devant Tany fady II. Est-ce une œuvre d'art ? Kanto ve ? TsyKanto, Tsimaninona.

 

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